Flatland Edwin A. Abbott < Chapitre précédent Chapitre suivant > Chapitre précédent Chapitre suivant

Chapitre 6

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De la méthode visuelle en tant que moyen de connnaissance

Mes lecteurs vont penser à présent que je ne suis guère logique avec moi-même. Je disais dans les pages précédentes que toutes les Figures de Flatland offraient l’apparence d’une Ligne Droite ; et j’ajoutais, ou je sous-entendais que, par conséquent, l’organe visuel ne permettait pas d’établir une distinction entre les individus de classes différentes ; or me voilà sur le point d’expliquer à mes critiques de Spaceland comment nous parvenons à nous reconnaître les uns les autres par le sens de la vue.

Cependant, si mon Lecteur veut bien prendre la peine de se reporter au passage dans lequel je qualifie la méthode du Toucher d’universelle, il constatera que j’ai précisé « dans les classes inférieures ». C’est seulement dans les classes supérieures et sous des climats plus tempérés que la méthode Visuelle est pratiquée.

En réalité, ce pouvoir existe dans n’importe quelle région et il est théoriquement à la disposition de toutes les Classes. Cela grâce au Brouillard, qui règne pendant la plus grande partie de l’année et dans toutes nos contrées, exception faite des zones torrides. Ce qui est pour vous, habitants du Pays de l’Espace, un mal sans mélange, qui rend le paysage invisible, déprime l’âme et affaiblit la santé, nous le tenons, nous, pour une bénédiction à peine inférieure à l’air lui-même, pour le Père Nourricier des Arts et des Sciences. Mais bornons là notre éloge de cet élément bénéfique et expliquons-nous.

Si le Brouillard n’existait pas, toutes les Lignes nous paraîtraient également claires et impossibles à distinguer les unes des autres ; et c’est effectivement le cas dans ces malheureuses régions où l’atmosphère est parfaitement sèche et transparente. Mais là où le Brouillard est abondant, les objets qui se trouvent à une distance de trois pieds, par exemple, sont sensiblement plus obscurs que ceux dont deux pieds onze pouces nous séparent, et le résultat en est qu’une observation expérimentale attentive et constante de l’obscurité et de la clarté comparées nous permet de déduire avec une grande exactitude la configuration de l’objet observé.

Un exemple fera plus pour éclairer ma pensée que tout un volume de généralités

Supposons que je voie approcher deux individus dont je désire déterminer le rang. Ce sont, par exemple, un Marchand et un Médecin ou, autrement dit, un Triangle Équilatéral et un Pentagone : comment les distinguerai-je l’un de l’autre ?

N’importe quel enfant de Spaceland dont l’esprit a été initié aux Études Géométriques comprendra aisément que, si je parviens à placer mon œil dans une position telle que mon regard puisse couper en deux parties égales l’un des angles (A) de l’étranger qui s’approche, mon rayon visuel passera, si je puis m’exprimer ainsi, exactement entre les deux côtés les plus proches de moi (CA et AB), de sorte que je les contemplerai tous deux impartialement et qu’ils m’apparaîtront de la même dimension.

Visualisation du point de vue du marchand

Mais que verrai-je dans le cas (1) du Marchand ? Je verrai une ligne droite DAE, dont le point médian (A), étant le plus proche de moi, sera le plus brillant ; toutefois, de part et d’autre de ce point, la ligne disparaîtra rapidement dans l’obscurité, parce que les côtés AC et AB disparaissent rapidement dans le brouillard et les points D et E qui sont à mes yeux les extrémités du Marchand seront très obscurs.

Visualisation du point de vue du médecin

En revanche, dans le cas (2) du Médecin, quoique là aussi je voie une ligne (D’A’E’) avec un point médian (A’) d’une grande brillance, cette ligne disparaîtra moins rapidement dans l’obscurité, par ce que les côtés (A’C’A’B’) disparaîtront moins rapidement dans le brouillard ; et les points D’E’qui sont à mes yeux les extrémités du Médecin seront moins obscurs que les extrémités du Marchand.

Le Lecteur comprendra probablement à l’aide de ces deux exemples comment le sens de la vue nous permet à nous, gens des classes instruites – après un très long entraînement que vient compléter une expérience quotidienne – de distinguer avec une précision suffisante les individus des ordres moyens et inférieurs. Si mes Maîtres du Pays de l’Espace ont assez bien saisi cette idée générale pour en concevoir la possibilité et ne pas juger mon exposé incroyable dès l’abord, j’aurai réalisé tout ce que je peux raisonnablement espérer. Si je me lançais dans des précisions supplémentaires, je ne ferais que semer le trouble dans les esprits. Toutefois, dans l’intérêt des Lecteurs jeunes et inexpérimentés qui pourraient déduire des deux exemples très simples que j’ai cités plus haut – ils s’appliquent à mon Père et à mes Fils – que la méthode visuelle ne présente aucune difficulté, il sera peut-être utile d’indiquer que dans la vie réelle les problèmes qu’elle pose sont beaucoup plus subtils et complexes.

Si, par exemple, mon Père, le Triangle, en s’approchant de moi, me présente non pas son angle mais son côté, je pourrai à bon droit me demander, tant que je ne l’aurai pas invité à pivoter sur lui-même ou que je ne l’aurai pas contourné, s’il n’est pas une Ligne Droite ou, en d’autres termes, une Femme. De même, lorsque je me trouve en compagnie d’un de mes deux Petits-fils Hexagonaux, et que je contemple de face l’un de ses côtés (AB), je ne vois – le diagramme ci-joint le montre avec évidence – qu’une ligne (AB) relativement claire (dont les extrémités s’estompent à peine) et deux lignes plus petites (CA et BD) entièrement obscures, qui plongent dans une obscurité encore plus profonde vers les extrémités C et D.

Exemple de points de vue différents

Mais je ne dois pas céder à la tentation de m’étendre sur ce sujet. Le pire mathématicien de Spaceland me croira volontiers si j’affirme que les problèmes de la vie, tels qu’ils se présentent aux gens instruits – lorsqu’ils sont eux-mêmes en mouvement, qu’ils pivotent, avancent ou reculent et s’efforcent en même temps de distinguer par le sens de la vue plusieurs Polygones de haut rang qui se meuvent dans des directions différentes, dans une salle de bal ou dans un salon, par exemple – sont nécessairement de nature à éprouver l’angularité des intellects les plus élevés, et justifient amplement les avantages considérables dont jouissent nos Savants Professeurs de Géométrie, tant Statique que Cinétique, à l’illustre Université de Wentbridge, où la Science et l’Art de la Connaissance Visuelle sont régulièrement enseignés à l’élite de nos États.

Seuls les rejetons de nos familles les plus aristocratiques et les plus riches peuvent consacrer le temps et la fortune nécessaires à l’étude de cet Art éminent et noble. Moi-même, qui suis Mathématicien de réputation non négligeable et Grand-père de deux Hexagones parfaitement Réguliers, aux qualités prometteuses, je me sens parfois plongé dans une perplexité très profonde quand je me trouve au sein d’une foule de Polygones des Classes élevées, tous en train de pivoter sur eux-mêmes. Et, bien entendu, un tel spectacle est presque aussi inintelligible pour un Commerçant du commun ou un Serf qu’il le serait pour vous, mon cher Lecteur, si vous étiez subitement transporté dans notre pays.

Au milieu d’une telle foule, vous ne verriez de toutes parts qu’une Ligne, apparemment droite, mais dont les segments varieraient irrégulièrement et perpétuellement en brillance ou en obscurité. Eussiez-vous même achevé votre troisième année d’études dans les classes Pentagonales et Hexagonales de l’Université, et connaîtriez-vous à fond la théorie du sujet, que vous ressentiriez encore le besoin de plusieurs années d’expérience avant de pouvoir vous déplacer dans un lieu à la mode sans bousculer vos supérieurs, que vous ne pourriez point demander à « toucher » sans déroger à l’étiquette et qui, plus cultivés et mieux élevés que vous, seraient au fait de tous vos mouvements alors que vous ne sauriez à peu près rien des leurs. En un mot, pour se comporter avec une parfaite bienséance dans une société polygonale, il faudrait être soi-même Polygone. Telle est du moins la pénible leçon que l’expérience m’a enseignée.

Il est étonnant de constater à quel point l’Art – je pourrais presque dire l’instinct – de la Connaissance Visuelle se développe quand on en fait une pratique habituelle en évitant la coutume du « Toucher ». De même que, chez vous, les sourds-muets, si on les autorise à gesticuler et à utiliser l’alphabet manuel, n’apprendront jamais à lire sur les lèvres et à parler – méthode plus difficile, mais aussi plus riche – ainsi, chez nous, de la « Vision » et du « Toucher ». Qui prend, dans sa petite enfance, l’habitude de « Toucher » ne saura jamais « Voir » à la perfection.

Aussi, dans nos Classes Supérieures, le « Toucher » est-il découragé ou absolument interdit. À peine sortis du berceau, les enfants, au lieu de fréquenter les Écoles Élémentaires Publiques (où l’on apprend à Toucher), sont envoyés dans des Séminaires dont les élèves sont triés sur le volet ; et, dans notre illustre Université, « Toucher » est considéré comme une faute grave, qui entraîne la Rustrification au premier délit et l’Expulsion au second. Mais, dans les classes inférieures, l’art de la Connaissance Visuelle est considéré comme un luxe inaccessible. Le vulgaire Commerçant ne peut se permettre de laisser son fils consacrer un tiers de sa vie à des études abstraites. On autorise par conséquent les enfants pauvres à « toucher » dès leurs plus tendres années et ils y gagnent une précocité, une vivacité qui les met d’abord dans une position extrêmement avantageuse par rapport au comportement inerte, passif, peu développé des jeunes gens de la classe Polygonale qui n’ont pas achevé leur instruction ; mais quand ces derniers ont enfin terminé leurs études universitaires et sont prêts à mettre en pratique leurs connaissances théoriques, le changement qui intervient en eux mérite presque le nom de seconde naissance et, dans toutes les branches des Arts, des Sciences, des Activités Sociales, ils rattrapent rapidement et distancent leurs rivaux Triangulaires.

Seuls quelques rares individus de la classe Polygonale échouent à la Dernière Épreuve ou Examen de Sortie de l’Université. La situation de cette minorité qui n’a pas réussi est réellement pitoyable. Rejetés par les classes supérieures, ces gens sont aussi méprisés par leurs inférieurs. Ils ne possèdent ni les talents mûris et systématiquement cultivés des Licenciés et des Diplômés Polygonaux ni la précocité innée, la souplesse d’esprit, l’ingéniosité des jeunes Commerçants. Les professions libérales, les services publics leur sont fermés ; et quoique dans la plupart des États le mariage ne leur soit pas véritablement interdit, ils ont pourtant le plus grand mal à former des alliances convenables, car l’expérience montre que la progéniture de ces infortunés, peu doués par la Nature, est elle-même déficiente en règle générale, sinon positivement Irrégulière.

C’est souvent parmi ces déchets de notre Noblesse que les grands Tumultes et les Séditions de naguère ont trouvé leurs chefs ; et il en a découlé tant de maux qu’aux yeux d’une fraction croissante de nos Hommes d’État les plus progressistes la vraie charité consisterait à les supprimer entièrement, en rendant passibles de la prison à vie ou en exécutant sans douleur tous ceux qui échouent à l’examen de sortie de l’Université.

Mais me voilà en train d’aborder le sujet des Irrégularités, question d’une importance si considérable qu’elle réclame un chapitre séparé.

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